38

 

Quand elle se fut rapprochée des combats, Antoinette quitta la passerelle pour dire au revoir à Scorpio et à ses troupes. Le temps qu’elle arrive à l’énorme soute dépressurisée où les porckos attendaient, la porte extérieure s’était ouverte et la première des trois navettes était déjà partie. Elle vit la flamme bleue de son cône de propulsion filer vers l’essaim étincelant qui marquait le cœur de la bataille. Deux cyclos la suivirent immédiatement, puis les béliers hydrauliques trapus qui servaient normalement à déplacer les lourdes palettes de marchandises poussèrent la deuxième navette en avant.

Scorpio était déjà en train de boucler le harnais de son cyclo, le long de la troisième navette. Les cyclos qui se trouvaient à bord de l’Oiseau de Tempête n’ayant pas eu besoin de faire tout le trajet jusqu’au Lumière Zodiacale, ils étaient beaucoup moins blindés et transportaient beaucoup moins d’armement que les autres unités. L’accoutrement de Scorpio était une combinaison de couleurs éclatantes et de pièces réfléchissantes qui blessaient les yeux. Le cadre de son cyclo disparaissait presque sous les plaques de blindage et les embouchures évasées des armes à rayon et à projectiles. Xavier l’aidait en procédant aux dernières vérifications des systèmes à l’aide d’un compad qu’il déconnecta de ses prises diagnostiques, sous la selle du cyclo. Il leva le pouce dans le signe universel signifiant que tout allait bien et tapota la cuirasse de Scorpio.

— On dirait que vous êtes prêt, dit Antoinette sur le canal de communication général de son scaphandre.

— Vous n’étiez pas obligée de risquer votre vaisseau, répondit le porcko. Mais en le faisant vous nous avez permis d’économiser un carburant qui nous sera précieux.

— Je ne vous envie pas, Scorpio. Je sais que vous avez déjà perdu quelques-uns de vos soldats.

— Ce sont nos soldats, Antoinette, pas seulement les miens.

Il alluma le tableau de bord de son cyclo, sur lequel s’éclairèrent des écrans, des cadrans et des grilles de visée, pendant que derrière lui la deuxième navette quittait la soute, propulsée par les béliers. La flamme de la tuyère projeta une lueur bleue, dure, sur son scaphandre.

— Écoutez, fit Scorpio. Je vais vous dire une chose que vous comprendrez sûrement : si vous connaissiez l’espérance de vie d’un porcko dans la Mouise, les événements d’aujourd’hui ne vous paraîtraient pas aussi tragiques. La plupart de mes hommes seraient morts depuis des années s’ils ne s’étaient pas enrôlés dans la croisade de Clavain. Pour moi, ce sont eux qui devraient lui être reconnaissants, et non l’inverse.

— Ce n’est pas une raison pour mourir aujourd’hui.

— La plupart ne mourront pas. Clavain a toujours su que nous devrions accepter certaines pertes, et mes porckos le savaient aussi. À Chasm City, nous n’avons pas pris un pâté de maisons sans que les porckos versent leur sang. Mais la plupart d’entre nous reviendront et s’en sortiront avec les honneurs. Nous sommes déjà en train de gagner la partie, Antoinette. À partir du moment où Clavain a utilisé le code de pacification des armes, la guerre de Volyova était terminée. Ce n’est même plus une guerre que nous livrons désormais, conclut Scorpio en abaissant la visière de son casque avec son gantelet terminé comme une moufle. Ce n’est qu’une opération de nettoyage.

— Je peux quand même vous souhaiter bonne chance ?

— Vous pouvez me souhaiter ce que vous voulez. Ça ne fera aucune putain de différence. Si ça changeait quelque chose, ça voudrait dire que je ne me suis pas assez bien préparé.

— Bonne chance, Scorpio. Bonne chance à vous et à votre armée.

La troisième navette fut poussée jusqu’au point de lancement. Antoinette la regarda partir, avec les derniers cyclos – dont celui de Scorpio –, puis elle ordonna à son vaisseau de refermer la trappe de la soute, et elle s’éloigna du champ de bataille.

 

 

Volyova atteignit l’arme dix-sept sans incident. Le combat pour son vaisseau faisait toujours rage autour d’elle, mais Clavain essayait manifestement de ne pas endommager ses futures prises. Avant de partir, elle avait étudié la procédure d’attaque des cyclos, navettes et corvettes, et elle en avait conclu que son propre vaisseau pouvait atteindre l’arme dix-sept avec seulement quinze pour cent de « chances » d’être descendu en flammes. D’ordinaire, de telles probabilités lui auraient paru désastreuses et inacceptables, mais elle les considérait à présent – non sans horreur – comme plutôt favorables.

L’arme dix-sept était la seule des cinq armes qu’elle n’avait pas ramenée en sécurité dans la cache secrète du Spleen de l’Infini. Elle gara sa navette à côté, assez près pour qu’il soit impossible d’attaquer l’engin sans endommager l’arme. Ensuite, elle dépressurisa la cabine, ne souhaitant pas se soumettre au rituel fastidieux et interminable du cycle de dépressurisation à travers le sas. Son scaphandre énergétique l’assista dans la manœuvre, lui procurant une fausse impression de force et de vitalité. En même temps, peut-être cette sensation n’était-elle pas seulement due à son scaphandre.

Volyova se hissa par le sas de la navette et resta un moment en équilibre, à mi-chemin du vaisseau et de la paroi de l’arme dix-sept, qui la dominait de toute sa masse. Elle se sentait terriblement vulnérable, mais le spectacle des combats était hypnotisant. Dans quelque direction qu’elle regardât, elle ne voyait que des appareils filant en tous sens, les flammes dansantes de leurs tuyères et les fleurs bleues, éphémères, des explosions de matière nucléaire et d’antimatière. Sa radio crépitait constamment, au gré des interférences. Le capteur de radiations de son scaphandre pépiait sur toutes les longueurs d’ondes. Elle les coupa tous les deux, préférant la paix et le silence.

Volyova avait parqué sa navette juste au-dessus de la trappe ménagée dans l’arme dix-sept. Ses doigts tapotèrent maladroitement les commandes sur les grosses touches du bracelet de son scaphandre, en prenant garde à ne pas faire d’erreur. Compte tenu du cessez-le-feu que Clavain avait imposé à l’arme, elle n’osait espérer la faire obéir à l’une de ses commandes.

Et pourtant la trappe coulissa, et une lumière d’un vert bilieux filtra au-dehors.

— Merci, dit Ilia Volyova à personne en particulier.

Elle s’engouffra la tête la première dans le puits vert. Tout ce qui pouvait rappeler les combats disparut comme un mauvais rêve. Volyova ne voyait au-dessus d’elle que la porte blindée du ventre de sa navette, et tout autour d’elle les systèmes de l’intérieur de l’arme, plongés dans cette lumière verte, glauque.

Elle effectua scrupuleusement toutes les procédures qu’elle avait déjà répétées, s’attendant à tomber en mode échec à chaque étape, mais elle n’avait absolument rien à perdre. Les générateurs de peur de l’arme agissaient encore à plein régime, mais cette fois, paradoxalement, elle trouva cette angoisse plus rassurante que dérangeante : ça voulait dire que les fonctions critiques de l’arme étaient toujours actives, et que Clavain n’avait fait que l’engourdir ; elle n’était pas morte. Elle n’en avait jamais sérieusement douté, mais il y avait toujours eu un soupçon de doute dans son esprit. Et si Clavain lui-même n’avait pas bien compris le code ?

Mais non : l’arme n’était pas morte. Elle n’était qu’endormie.

Et puis ça se produisit, exactement comme la première fois. La trappe se referma brusquement, l’intérieur de l’arme commença à changer de façon inquiétante, et elle sentit approcher quelque chose, un mal indicible qui fondait sur elle. Elle dut prendre son courage à deux mains. Le fait de savoir qu’elle n’avait affaire qu’à une sous-persona perfectionnée ne rendait pas l’expérience moins déstabilisante.

C’était là… Une présence suintante derrière elle, une ombre qui planait en permanence à la limite de son champ de vision. Encore une fois, elle était paralysée et, comme auparavant, la peur fut dix fois pire que celle qu’elle venait d’éprouver.

[Les pervers ne se reposent jamais, hein, Ilia ?]

Elle se souvint que l’arme pouvait lire dans ses pensées.

Je me suis dit que j’allais passer voir comment ça allait, Dix-Sept. Ça ne t’ennuie pas, j’espère ?

[Alors, c’est tout ? Une visite de politesse ?]

Eh bien, en fait, c’est un peu plus que ça.

[C’est bien ce que je pensais. Tu ne viens me voir que quand tu as besoin de moi, hein ?]

Tu ne fais pas grand-chose pour me donner l’impression d’être la bienvenue, Dix-Sept.

[Comment ça ? Et la paralysie provoquée, et l’impression de terreur abjecte ? Tu veux dire que ça ne te plaît pas ?]

Je doute que ce soit fait pour me plaire, Dix-Sept.

Elle détecta une pointe de bouderie dans la réponse de l’arme :

[Peut-être. Va savoir.]

Dix-sept… Il y a une chose dont j’aimerais que nous parlions, si ça ne te fait rien…

[Je n’ai pas de rendez-vous. Et toi non plus, d’ailleurs.]

Non. En effet. Tu es au courant du problème, Dix-Sept ? Le code qui t’empêche de tirer ?

La bouderie – s’il s’agissait bien de cela – se changea en une sorte d’indignation.

[Comment pourrais-je l’ignorer ?]

Simple vérification. Ah, Dix-Sept, à propos de ce code… Je suppose que tu n’as pas moyen de le shunter, hein ?

[Shunter le code ?]

Ou quelque chose comme ça. Je sais que tu as un certain degré de libre arbitre, et je me suis dit que j’allais t’en parler, à défaut d’autre chose… Évidemment, je sais que c’est déraisonnable, que tu n’es sûrement pas capable d’une chose pareille…

[Déraisonnable, Ilia ?]

Bah, tu as tes limites, c’est normal. Et si, comme le dit Clavain, ce code provoque une interruption du système au niveau de la racine… il n’y a pas grand-chose à faire, hein ?

[Qu’est-ce qu’il en sait, Clavain ?]

Oh, il en sait plus que toi ou moi, j’imagine…

[Ne dis pas de bêtises, Ilia.]

Alors, ce serait possible ?

L’arme marqua une pause avant de daigner répondre. L’espace d’un instant, Volyova se prit à espérer qu’elle avait réussi. La panique intense s’était réduite à une hystérie hurlante, aiguë…

Et puis l’arme grava sa réponse dans sa tête :

[Je sais ce que tu es en train d’essayer de faire, Ilia.]

Et alors ?

[Alors ça ne marchera pas. Tu n’imaginais pas sérieusement que je me laisserais manipuler aussi facilement, hein ? Que je serais aussi malléable ? Aussi ridiculement puérile ?]

Je ne sais pas, Dix-Sept. J’ai cru un moment détecter en toi une trace de moi. C’est tout.

[Tu es mourante, hein ?]

Comment le sais-tu ? répliqua-t-elle, interloquée.

[Oh, j’en sais beaucoup plus long sur toi, Ilia, que toi sur moi.]

Je suis mourante, en effet. Et qu’est-ce que ça change ? Tu n’es qu’une machine, Dix-Sept. Tu n’as aucune idée de ce que ça veut dire.

[Je ne t’aiderai pas.]

Non ?

[Je ne peux pas. Tu as raison, le code est au niveau racine. Je ne peux absolument pas intervenir.]

Alors toutes ces histoires de libre arbitre… ?

La paralysie cessa instantanément, sans avertissement. La peur demeurait, mais plus assourdie. Autour d’elle, l’arme se reconfigurait à nouveau. La porte donnant sur l’espace se rouvrit, au-dessus de sa tête, révélant le ventre de la navette.

[Ce n’était rien. Juste une façon de parler.]

Alors je vais repartir. Au revoir, Dix-Sept. Quelque chose me dit que nous n’aurons plus l’occasion de bavarder ensemble.

Elle rejoignit la navette. Elle venait de quitter le sas et se réinstallait dans la cabine exiguë, quand un mouvement attira son regard, au-dehors. Majestueusement, telle l’aiguille d’une gigantesque boussole se pointant vers le nord, l’arme secrète se réarmait, des gerbes de flammes jaillissant des propulseurs d’appoint fixés sur son berceau. Volyova parcourut l’axe longitudinal du regard, cherchant un point de référence, dans la sphère de combat, qui lui indiquerait où visait l’arme dix-sept. Mais elle n’y voyait pas grand-chose, et elle n’avait pas le temps d’afficher un écran tactique sur la console de la navette.

L’arme se figea brusquement. Volyova eut alors la vision insolite de l’aiguille d’une horloge titanesque marquant l’heure.

Et puis un trait de lumière éclatante jaillit de la gueule de l’arme, striant l’espace.

Dix-Sept faisait feu.

 

 

Ça se produira d’ici trois milliards d’années, poursuivit Felka.

Deux galaxies vont entrer en collision : la nôtre, et sa plus proche voisine spiralée, la galaxie Andromède. Elles sont actuellement distantes de plus de deux millions d’années-lumière, mais elles foncent l’une vers l’autre, inéluctablement, et leur inertie est telle qu’elles sont vouées à la destruction cosmique.

Clavain lui demanda ce qui se passerait quand les galaxies se rencontreraient, et elle lui expliqua qu’il y avait deux hypothèses, deux avenirs possibles.

Dans l’un, les Loups – les Inhibiteurs ou, pour être plus précis, leurs descendants mécaniques dans ce lointain avenir – permettaient à la vie de surmonter la crise en la guidant, en veillant à ce que l’intelligence émerge de l’autre côté, où elle pourrait s’épanouir et se développer sans contrainte. La collision était inévitable, poursuivit Felka. Même une civilisation de machines superorganisée, à l’échelle de la galaxie, n’avait pas les moyens d’empêcher complètement la catastrophe. Mais on pouvait la gérer ; les effets les plus redoutables pouvaient être évités.

Les Loups connaissaient plusieurs techniques pour déplacer des systèmes solaires entiers, afin de les mettre hors de danger. Ces méthodes n’avaient pas été employées au cours de l’Histoire galactique récente, mais elles avaient été pour la plupart testées et éprouvées dans le passé, lors d’alertes locales ou de vastes programmes de ségrégation culturelle. De simples machines, n’exigeant la démolition que d’un ou deux mondes, pouvaient être assujetties autour du ventre d’une étoile. L’atmosphère de l’étoile pouvait être concentrée et infléchie par des champs magnétiques fluctuants, faisant jaillir la matière de la surface. La matière stellaire pouvait être canalisée et obligée à s’écouler dans une direction précise, agissant comme un énorme cône d’éjection. Pour que l’étoile continue à brûler de façon stable et que les planètes restantes ne quittent pas leur orbite quand l’étoile amorcerait son déplacement, la manœuvre exigeait de la délicatesse. Et prenait du temps, mais ce n’était pas un problème. En général, ils avaient des dizaines de millions d’années devant eux avant de devoir déplacer un système.

Il y avait encore d’autres techniques : une étoile pouvait être partiellement entourée par une coque de miroirs, afin que la pression de son propre rayonnement lui imprime une rotation. Des techniques moins fiables, ou moins souvent employées, faisaient appel à la manipulation à grande échelle de l’inertie. Ces méthodes étaient les plus simples, quand elles marchaient, mais il y avait eu des avaries qui avaient provoqué des accidents terribles, des catastrophes au cours desquelles des systèmes entiers avaient été soudain éjectés hors de la galaxie à une vitesse proche de celle de la lumière, et projetés dans l’espace intergalactique sans espoir de retour.

Les Loups avaient appris que les approches pondérées, bien rodées, étaient souvent préférables à des trouvailles sophistiquées, plus récentes.

Le grand œuvre ne comprenait pas seulement le déplacement des étoiles, bien sûr. Même si les deux galaxies ne faisaient que s’effleurer au lieu de se percuter de plein fouet, des feux d’artifice fulgurants marqueraient la collision des murailles de gaz et de poussière. Des ondes de choc se répercuteraient d’un bout à l’autre des deux galaxies, donnant le coup d’envoi à de nouveaux et furieux cycles de naissances d’étoiles. Une génération d’étoiles brûlantes, supermassives, vivrait et mourrait en un clin d’œil cosmique, déclenchant des cycles de supernovae tout aussi convulsifs. Des étoiles isolées et leurs systèmes solaires passeraient certainement au travers, mais de vastes étendues de la galaxie seraient calcinées, stérilisées par ces explosions catastrophiques. Ce serait évidemment un million de fois pire si la collision se produisait de plein fouet, mais de toute façon elle devrait être canalisée et minimisée. Pendant un million d’années, les machines s’escrimeraient à supprimer non pas l’émergence de la vie, mais les nouvelles étoiles chaudes. Celles qui réussiraient à survivre seraient précipitées vers les confins de l’espace par la machinerie de déplacement d’étoiles, afin que leur agonie explosive ne menace pas les nouvelles civilisations émergentes.

Le grand œuvre ne serait pas achevé de sitôt.

Mais ce n’était que l’un des avenirs possibles. Il y en avait un autre, lui annonça Felka. Un avenir où l’intelligence passait, de temps à autre, à travers les mailles du filet, où les Inhibiteurs perdaient prise sur la galaxie.

Dans cet avenir, poursuivit-elle, le temps de la grande émergence était imminent en terme cosmique ; il se produirait au cours des quelques millions d’années à venir. En l’espace d’un battement de cœur, la galaxie grouillerait d’une vie anarchique, deviendrait une oasis, une fourmilière, un foisonnement de vie intelligente. Ce serait une ère de merveilles, de miracles.

Et pourtant, elle était condamnée.

L’intelligence organique, poursuivit Felka, ne pouvait parvenir à l’organisation nécessaire pour se guider à travers la collision. La coopération des espèces n’était tout simplement pas possible à cette échelle. À moins d’un xénocide, à moins qu’une espèce n’éradique toutes les autres, les civilisations galactiques ne réussiraient jamais à s’allier suffisamment pour s’engager dans un processus de longue haleine, comme l’opération d’évitement de la collision. Évidemment, elles verraient bien qu’il fallait faire quelque chose, mais chaque espèce aurait sa propre stratégie, sa solution de prédilection. Il y aurait des querelles sur la politique à suivre, aussi violentes que la Guerre de l’Aube.

Trop de mains sur le gouvernail cosmique, expliqua Felka.

La collision se produirait, et les conséquences – de la collision et des guerres concomitantes – seraient rigoureusement catastrophiques. La vie dans la Voie lactée ne s’éteindrait pas immédiatement ; quelques flammes de vie intelligente continueraient à vaciller, à se débattre pendant des millions d’années, mais, à cause des mesures qu’elles auraient prises pour survivre avant tout, elles ne seraient guère plus que des machines elles-mêmes. Aucune civilisation ressemblant aux sociétés d’avant la collision ne verrait plus jamais le jour.

 

 

Presque aussitôt après avoir fait feu, le rayon fut coupé, et l’arme dix-sept redevint exactement telle que Volyova l’avait trouvée. Elle pensa que l’arme s’était affranchie du contrôle de Clavain pendant une demi-seconde. Peut-être moins.

Elle réussit tant bien que mal à rallumer sa radio. La voix de Khouri retentit aussitôt dans son scaphandre :

— Ilia ?… Ilia ?… Tu peux…

— Je t’entends, Khouri. Il y a un problème ?

— Aucun problème, Ilia. Au contraire. On dirait que tu as réussi ton coup. L’arme secrète a atteint le Lumière Zodiacale de plein fouet.

Elle ferma les yeux, savourant cet instant, se demandant pourquoi elle n’éprouvait pas l’impression de victoire qu’elle anticipait.

— Elle l’a atteint ?

— Oui. En plein dans le mille.

— Pas possible. Je n’ai pas vu l’éclair quand les propulsions Conjoineur ont explosé.

— J’ai dit qu’elle avait fait mouche. Je n’ai pas dit que le coup avait été fatal.

À ce moment-là, Volyova avait réussi à télécharger sur la console de la navette une image à longue distance du Lumière Zodiacale. Elle la retransmit vers la visière de son casque et étudia les dégâts, à la fois fascinée et impressionnée. Le rayon avait tranché la coque du vaisseau de Clavain comme un couteau le fait d’une miche de pain, l’amputant d’un tiers de sa longueur. La proue effilée, étincelante sous son blindage en hyperdiamant, s’éloignait du reste du bâtiment selon un mouvement d’une lenteur terrifiante. On aurait dit la flèche d’une église basculant dans le vide. La plaie ouverte par le rayon brillait encore d’un rouge vif, étincelant, et des explosions se produisaient encore des deux côtés de la coque sectionnée. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait rien vu de plus beau ni de plus déchirant. Quel dommage, seulement, de ne pas l’avoir vu de ses propres yeux…

Soudain, la navette fit une embardée. Volyova, qui n’avait pas eu le temps de reboucler le harnais du siège de pilotage, heurta une cloison. Que s’était-il passé, encore ? L’arme avait-elle réajusté son tir, bousculant la navette dans le processus ? Ilia reprit son équilibre et tourna ses lunettes vers la vitre, mais l’arme n’avait pas changé d’orientation. Puis la navette fit une nouvelle embardée, et cette fois Volyova crut percevoir, par l’intermédiaire du tissu à transmission tactile de ses gants, la déchirure stridente du métal contre le métal ; exactement comme si un autre vaisseau raclait le sien.

C’était la conclusion à laquelle elle venait de parvenir lorsque la première silhouette entra par le sas encore ouvert. Elle se maudit de ne pas l’avoir refermé, mais elle était en scaphandre, ce qui avait induit en elle une fausse impression de sécurité. Elle aurait dû penser aux éventuels envahisseurs au lieu de se préoccuper de ses propres besoins de support-vie. C’était exactement le genre d’erreur qu’elle n’aurait jamais faite si elle avait été en forme, mais elle pouvait bien se permettre une ou deux erreurs à ce stade de la partie. Après tout, elle avait marqué un point contre le vaisseau de Clavain. La coque sectionnée dérivait, à présent, abandonnant derrière elle un sillage de sang mécanique complexe.

— Triumvira ? demanda, à l’intérieur de son casque, la voix bourdonnante de la silhouette.

Elle remarqua la dégaine de l’intrus, la juxtaposition criarde de peinture lumineuse et de surfaces miroitantes de son scaphandre aux ornementations baroques.

— Vous avez ce plaisir, dit-elle.

La silhouette braquait sur elle une arme à embout évasé. Derrière, deux spécimens revêtus de scaphandres blindés du même modèle s’étaient introduits dans la cabine. Le premier releva une visière noire ; à travers le verre épais de son casque, elle entrevit l’anatomie faciale pas tout à fait humaine d’un hyperporc.

— Je m’appelle Scorpio, dit-il. Je suis venu accepter votre reddition, Triumvira.

La surprise lui arracha un claquement de langue.

— Ma reddition ?

— Oui, Triumvira.

— Je suppose que vous n’avez pas regardé par la fenêtre depuis un moment. Je crois que vous devriez vraiment le faire.

Les intrus s’entretinrent pendant un bref instant. Elle sentit la seconde où ils réalisèrent ce qui venait de se passer. Le dénommé Scorpio abaissa imperceptiblement le canon de son arme et elle perçut une lueur d’hésitation dans son regard.

— Vous êtes toujours notre prisonnière, dit-il, avec nettement moins de conviction, toutefois.

— Eh bien, ça, c’est intéressant, nota Volyova avec un sourire indulgent. Bon alors, pour les formalités, on va chez vous ou on va chez moi ?

 

 

Alors voilà ? Voilà le choix qui s’offre à moi ? Même si nous l’emportons, même si nous réussissons à vaincre les Loups, ça ne voudra rien dire sur le long terme ? La meilleure chose que nous puissions faire, dans l’intérêt de la préservation de la vie, serait de nous rouler en boule et de nous laisser mourir tout de suite ? Nous devrions nous rendre aux Loups, sans même essayer de les affronter ?

[Je ne sais pas, Clavain.]

Et si c’était un mensonge ? De la propagande ? Si ce que le Loup t’a montré n’était qu’une rhétorique faite pour se justifier ? Peut-être qu’il n’y a pas de cause supérieure. Peut-être qu’ils se contentent d’anéantir la vie intelligente comme ça, sans raison. Et même si ce qu’il t’a montré est la vérité, ce n’est pas une raison. La cause est peut-être juste, Felka, mais l’Histoire est peuplée d’atrocités commises dans les meilleures intentions du monde. Fais-moi confiance ; on ne peut pas excuser le meurtre de milliards d’êtres pensants à cause d’un rêve, d’une utopie fumeuse, quelle que soit l’alternative.

[Tu connais l’autre solution, Clavain. L’extinction absolue.]

Oui. Enfin, ça, c’est eux qui le disent. Et si ce n’était pas si simple ? Si ce qu’ils t’ont raconté est vrai, alors c’est toute l’Histoire future de la galaxie qui a été faussée par la présence des Loups. Nous ne saurons jamais ce qui serait arrivé si les Loups n’étaient pas venus pour aider la vie et traverser la crise. L’expérience a changé. Et il y a un nouveau facteur à prendre en compte : la faiblesse des Loups eux-mêmes, le fait que leur projet est voué à l’échec. Peut-être qu’ils n’avaient jamais voulu que ce soit aussi brutal, Felka – tu n’y as jamais réfléchi ? Peut-être étaient-ils, jadis, plutôt comme des bergers que comme des braconniers ? Peut-être que ça a été le premier échec, il y a tellement longtemps que tout le monde en a perdu le souvenir. Les Loups ont continué à suivre les règles qu’on leur avait appris à appliquer, mais avec de moins en moins de sagesse ; de moins en moins de pitié. Ce qui a commencé comme un guidage anodin a tourné au xénocide. Ce qui était au départ de l’autorité est devenu de la tyrannie, qui se perpétuait et se renforçait. Réfléchis-y, Felka. Il se peut qu’ils agissent au nom d’une cause supérieure, mais ce n’est pas forcément une cause juste.

[Je sais seulement ce qu’il m’a montré. Ce n’est pas à moi de choisir, Clavain. Ce n’est pas à moi de te dire ce que tu dois faire. Je pensais juste que je devais te mettre au courant.]

Je sais. Et je ne t’en veux pas pour ça.

[Que vas-tu faire, Clavain ?]

Il réfléchit au cruel équilibre des choses : des visions de lutte cosmique – des guerres qui faisaient rage pendant des millénaires dans toute la galaxie – face à des visions infiniment plus formidables de silence cosmique. Il pensait à des mondes et à des lunes tournoyants, dont personne n’aurait décompté les jours et les saisons. Il pensait à des étoiles vivant et mourant sans personne pour les observer, s’embrasant dans des ténèbres indifférentes jusqu’à la fin des temps, sans qu’une seule conscience vienne perturber le calme glacé qui les séparait de l’éternité. Les machines pouvaient toujours arpenter ces steppes cosmiques, elles pouvaient, d’une certaine façon, continuer à traiter et à interpréter les données, il n’y aurait pas de reconnaissance, d’amour, de haine, de perte, de souffrance – rien qu’une analyse, jusqu’à ce que la dernière étincelle de pouvoir s’estompe dans le dernier circuit, laissant un dernier algorithme en panne, à moitié exécuté.

Certes, il faisait preuve d’un insondable anthropomorphisme. Tout ce drame ne concernait que le groupe local de galaxies. Là-bas – à des dizaines, non, à des centaines de millions d’années-lumière –, il y avait d’autres groupes semblables, des amas de dix ou vingt galaxies liées dans les ténèbres par une autogravité mutuelle. Trop loin pour qu’on songe jamais à les atteindre, et pourtant bien là. Plongées dans un silence pétrifiant – mais ça ne voulait pas dire qu’elles étaient nécessairement dépourvues de vie pensante. Peut-être avaient-elles appris la vertu du silence. La grande Histoire de la vie dans la Voie lactée – d’un bout à l’autre du groupe local tout entier – pouvait n’être qu’un fil dans une immensité terrifiante. Peut-être, après tout, ce qui s’était passé ici n’avait-il au fond aucune importance. Exécuteurs aveugles des instructions, quelles qu’elles soient, qui leur avaient été données dans un lointain passé galactique, les Loups pouvaient étrangler la vie intelligente, l’anéantir définitivement, ou ils pouvaient en préserver un fil à travers ses crises les plus graves. Et peut-être aucune de ces hypothèses n’avait-elle vraiment d’importance, pas plus que des extinctions locales sur une île isolée n’auraient fait de différence marquante par rapport au flux et au reflux riche, grouillant, de la vie sur un monde entier.

Ou peut-être était-ce plus important que tout.

Clavain vit tout cela avec une clarté soudaine, poignante. Tout ce qui comptait, c’était ce qui se passait ici et maintenant ; c’était la survie. La préservation d’une vie intelligente qui s’inclinait, qui acceptait sa propre extinction – peu importaient les arguments à long terme, la grandeur de la cause –, ne l’intéressait pas.

Ça ne l’intéressait pas non plus de la servir. Comme tous les choix difficiles qu’il avait été amené à faire, le cœur du problème était d’une simplicité enfantine : il pouvait renoncer aux amies et accepter d’être complice de l’extinction annoncée de l’humanité ; il saurait qu’il avait fait ce qu’il pouvait, qu’il avait joué son rôle dans la destinée ultime de la vie pensante. Ou bien il pouvait prendre les armes maintenant – celles, du moins, sur lesquelles il arriverait à mettre la main – et essayer de mener une sorte de résistance contre la tyrannie.

Il se pouvait que ce soit inutile ; que ça ne fasse que reculer l’inéluctable. Et quand bien même ? Quel mal y avait-il à essayer ?

[Clavain…]

Il éprouvait un calme immense, déchirant. Tout était clair, à présent ; il était sur le point de lui dire qu’il avait pris sa décision : il allait s’emparer de ces armes et se battre, et l’Histoire de l’avenir pouvait aller se faire foutre. Il était Nevil Clavain, et il ne s’était jamais rendu de sa vie.

Mais, tout à coup, quelque chose d’autre exigea son attention immédiate. Le Lumière Zodiacale avait été frappé. Le grand bâtiment était coupé en deux.

L'Arche de la rédemption
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